Elles n’avaient jamais tremblé auparavant. Peut-être était-ce à cause de l’effroi qui le saisissait, maintenant qu’il avait emmené Perséphone en sécurité. Elle était allongée dans le lit, de l’autre c?té de la pièce, immobile, mais elle respirait. Il avait beau l’avoir guérie, il n’était pas certain de pouvoir la regarder sans la revoir ensanglantée, brisée, mourante.
Une ombre le recouvrit et il reconnut la magie d’Hécate. La déesse enveloppa ses mains d’une serviette pour nettoyer le sang qui y avait séché. Elle disait quelque chose, mais il ne comprenait pas les mots, tant le vrombissement dans ses oreilles était fort.
La déesse s’agenouilla devant lui dans un nuage de couleur. Il fron?a les sourcils, incapable de se concentrer sur elle.
Il sentit alors ses mains sur ses joues, puis une vague de magie.
— Hadès ?
Elle scruta son visage jusqu’à ce qu’il réussisse à se concentrer sur elle.
— Hécate ? dit-il, et elle lui sourit timidement.
— Je suis là.
Il la dévisagea un moment, puis il tourna la tête vers Perséphone.
— Elle va bien, Hadès.
Il savait qu’elle cherchait à la réconforter, mais ses propos ne firent que réveiller sa colère et sa culpabilité. Il n’aurait jamais d? la laisser aller au Club Aphrodisia. Il n’aurait jamais d? confier sa sécurité à quelqu’un d’autre.
— Tu n’aurais fait qu’encourager sa ranc?ur, dit Hécate, lisant dans ses pensées.
— J’aurais préféré qu’elle m’en veuille pour le restant de nos jours plut?t que de la voir comme ?a.
— Prends garde à ce que tu dis, Hadès. La ranc?ur est une blessure tout aussi fatale.
Hadès grin?a des dents.
— Plus fatal que ce que je vois quand je la regarde ?
— La magie peut guérir les blessures de la chair, dit-elle. Pas les blessures de l’?me.
— Tu n’as pas besoin de me le rappeler. J’en ai subi suffisamment comme ?a.
— Dans ce cas, tu ne devrais pas souhaiter la même chose à Perséphone.
Peut-être serait-ce différent dans un jour ou deux, mais pour l’instant, il était tenté de ne plus jamais quitter cet endroit.
— Tu devrais plut?t souhaiter qu’elle apprenne à contr?ler son pouvoir, dit Hécate en se relevant. Elle s’en serait très bien sortie si elle avait su le canaliser correctement.
— N’est-ce pas ton travail, justement ? aboya Hadès.
— Attention, dieu des Morts, gronda Hécate en le fusillant du regard. J’ai très peu de patience pour ton hubris.
Hadès prit son visage dans ses mains et le frotta.
— Je suis désolé, Hécate.
— Je sais, répondit-elle en posant une main sur sa tête.
Ils restèrent silencieux et Hadès sentit bient?t la magie d’Hermès.
Une colère noire jaillit en lui et tous ses muscles se raidirent. Il serra les poings, sa magie assombrit la pièce et son Charme disparut, et quand Hécate fit un pas de c?té, il riva les yeux sur Hermès.
Le dieu paraissait hanté et son visage était déformé par l’angoisse. Sa chemise blanche était maculée de sang.
— Avant que tu ne dises quoi que ce soit, dit Hermès, conscient de ce qui l’attendait, sache que Tyché est morte.
Hadès se redressa et Hécate retint son souffle.
Il ne s’attendait pas à cette nouvelle, mais cela expliquait en partie le massacre dans lequel il avait déboulé, et pourquoi Aphrodite avait été présente – elle avait voulu se venger de ceux qui avaient blessé sa s?ur.
— Comment ? demanda Hécate.
— On ne sait pas, dit Hermès. Je l’ai… emmenée à Apollon.
— Tu l’as abandonnée, dit Hadès d’un ton lugubre en faisant un pas vers le dieu.
— Perséphone me l’a ordonné, répondit Hermès.
— Et moi, je t’ai ordonné de la protéger, répondit Hadès en haussant le ton alors que des lames noires jaillissaient de la pointe de ses doigts. Tu avais prêté serment.
— Je sais, chuchota Hermès d’un ton lourd de honte, les yeux rivés sur le sol. J’ai failli.
Hadès tendit le bras et posa sa main sur son visage, lui penchant suffisamment la tête pour que leurs regards se croisent. Il posa son pouce sous l’?il d’Hermès et la pointe de sa lame fit couler son sang.
— C’est moi qui ai failli, corrigea Hadès.
Hermès grima?a. Les propos d’Hadès étaient bien plus douloureux que n’importe quelle blessure qu’il pouvait lui infliger, or ils ne suffisaient pas pour autant. Ce genre de magie entra?nait une obligation de dette physique, un rappel quotidien du serment qui avait été brisé.
Hadès posa son autre main sur la tête d’Hermès.
— Je n’oublierai jamais cette nuit, dit Hadès. Et toi non plus.
Il planta son pouce dans la chair d’Hermès, qui hurla et sursauta, mais Hadès le tint en place, faisant glisser la lame sur sa joue et sa bouche avant de le pousser en arrière.
Hermès tituba et leva une main tremblante sur son visage ensanglanté.
Une blessure normale aurait déjà guéri sur un dieu, mais celle-ci prendrait du temps, et encore, elle laisserait une cicatrice. C’était le prix à payer quand on rompait un serment.
— Ne t’inquiète pas, dit Hadès. Ce sera le dernier serment que tu prendras.
Hadès ne lui ferait plus jamais confiance.
Le regard d’Hermès noircit, les yeux brillants, mais il ne dit pas un mot avant de dispara?tre.
*
* *
Hadès était assis sur le balcon de la chambre où Perséphone dormait. Il restait réveillé, conscient que ses rêves ne seraient pas mieux que sa réalité, il continuerait d’y vivre ce qui le hantait en étant éveillé.
Une part de lui avait envie d’applaudir la terreur qu’avait infligée la magie de Perséphone, mais il savait qu’elle ne verrait pas toutes ces morts comme une preuve de son pouvoir, même si ces mortels avaient choisi de l’attaquer, de mettre leur vie en jeu, et tout ?a pour une cause qui avait fait mourir une autre déesse.
Hadès ne s’attendait pas du tout à ce que Tyché soit la prochaine victime, même si en tant que déesse de la Fortune, elle était proche des Moires. Peut-être était-ce pour ?a qu’ils l’avaient prise pour cible. La Triade et leurs fidèles, officiels et autres, étaient obsédés par le libre arbitre, et des pouvoirs comme ceux de Tyché incarnaient une menace puisqu’elle pouvait accorder la prospérité et l’abondance avec autant de facilité qu’elle pouvait les retirer. Peut-être lui en voulaient-ils pour la tempête de Déméter ?
Cela dit, Hadès savait qu’il était futile de chercher une raison à la mort de Tyché. La raison pour laquelle elle avait été choisie n’avait pas d’importance. Tout ce qui comptait, c’était qu’elle était morte.
Il sut que Perséphone était réveillée, car il entendit le bruissement des draps et le bruit de ses pas.
Plus elle approchait, plus Hadès se tendait. Il avait beau vouloir la regarder, il avait peur. Même maintenant, il était hanté par la vue de son corps ensanglanté. Il craignait de ne plus jamais la voir de la même fa?on.
— Hadès.
Sa voix était douce et sa présence chaude. Il ne put s’empêcher de la regarder, même s’il sentait lui-même combien son regard était froid.
— Tu vas bien ? demanda-t-elle d’une voix hésitante, comme si elle connaissait déjà la réponse.