— Je n’en reviens pas de faire ?a, marmonna Hadès en arpentant les méandres d’un sentier rocailleux, en plein c?ur de la cha?ne de montagnes d’Erebus, afin d’atteindre la grotte dans laquelle vivait Hypnos.
Il se serait bien téléporté, mais Hécate l’avait prévenu de ne pas le faire.
? Tu dois lui montrer du respect, avait-elle dit. Tu vas lui demander une Faveur. ?
Hadès s’était retenu de répondre ce qu’il pensait, à savoir qu’Hypnos pouvait aller se faire foutre, car en même temps, il espérait que le dieu du Sommeil viendrait en aide à Perséphone.
Il poursuivit donc son chemin comme un mortel, glissant sur les pierres, parvenant à peine à traverser les passages étroits jusqu’à enfin atteindre l’entrée de la caverne. Un ruisseau en sortait, brillant comme des pierres de lune, dévalant la montagne qu’Hadès avait gravie. Il rejoignait ensuite le Léthé, le fleuve de l’oubli.
Il hésita sur le seuil sombre, ne sachant comment procéder, mais il n’eut pas à le décider, car Hypnos cria depuis l’intérieur de la grotte.
— Va-t’en !
— Tu ne sais même pas pourquoi je suis ici, rétorqua Hadès.
— Je te connais, et ?a me suffit, dit Hypnos.
Hadès soupira en grognant et parla en serrant les dents.
— Je suis venu te demander une Faveur.
— Je n’accorde aucune Faveur, pas même au dieu des Morts !
— Mais tu n’as aucun problème à commettre un acte de trahison quand on t’y force, marmonna Hadès.
— Je t’ai entendu ! aboya Hypnos.
Hadès soupira.
— Je t’ai apporté un… témoignage de reconnaissance, dit-il, incapable d’appeler ?a un cadeau. Si tu acceptes d’aider Perséphone, précisa-t-il.
Il y eut un silence, puis Hypnos sortit de la pénombre de sa caverne. Ses cheveux et ses cils étaient blancs comme ceux de Thanatos, mais au lieu d’avoir les cheveux longs, les siens étaient courts et très bouclés. Il était vêtu de blanc et ses ailes immaculées tombaient dans son dos comme une cape, jusque sur le sol.
— Un témoignage de reconnaissance, tu dis ? demanda-t-il d’un ton curieux, même si son expression restait impassible. Laisse-moi voir.
— Accepte d’abord d’aider Perséphone, dit Hadès.
— Non.
Venir ici était une erreur. Hadès l’avait su dès qu’Hécate l’avait suggéré, mais il n’avait eu d’autre choix qu’essayer. Il supportait à peine l’appréhension qui l’envahissait à l’approche de la nuit, la crainte que Pirithoos revienne hanter les rêves de Perséphone. Peu importait que son ?me soit partie, il continuait de vivre dans l’esprit de Perséphone.
Hadès dévisagea longuement le dieu, puis il tourna les talons sans un mot.
— Attends, attends ! cria Hypnos.
Hadès s’arrêta, mais il savait que le dieu hésitait encore.
— Donne-moi au moins un indice, avant que j’accepte.
Hadès grima?a de dégo?t et continua d’avancer sans répondre. Le fait qu’il doive faire une offrande à Hypnos pour obtenir son aide était déjà bien assez pénible comme ?a.
— Même toi, tu n’accepterais pas de faire quelque chose avant de conna?tre les détails du contrat !
Il fut une époque où Hypnos l’aurait fait, une époque où il était connu pour être calme et doux, comme son frère.
Hadès se tourna vers lui, les poings serrés. Il avait perdu patience.
— Je ne t’ai jamais rien demandé. Jamais, dit-il.
Hypnos fuit son regard et croisa les bras tandis qu’Hadès continuait.
— Mais je suis venu aujourd’hui parce que ma future femme, ma reine, est terrorisée chaque fois qu’elle ferme les yeux, et tout ce qui t’importe, c’est de savoir si la récompense en vaut la peine ! As-tu oublié ce que c’était que de voir souffrir la personne qu’on aime ?
— Au moins, toi, tu peux la voir souffrir, rétorqua Hypnos. Je n’ai pas vu ma femme depuis qu’on m’a condamné à cet enfer !
La femme d’Hypnos s’appelait Pasithée. Elle était l’une des Charités, parfois appelées Gr?ces. Elle lui avait été donnée en mariage par Héra, et s’il avait eu la chance de ne pas la perdre complètement, il avait été séparé d’elle pour toujours après avoir trahi Zeus.
— Peut-être que cela aurait changé si tu avais accepté de m’aider.
— Tu souhaites me faire honte après que j’ai refusé de t’aider, mais tu agites la promesse de ma femme sous mon nez, comme si cela n’avait rien de cruel.
— Tu as la chance de conna?tre la pitié, répondit Hadès.
Hypnos le fusilla du regard, mais Hadès n’avait rien d’autre à dire. Il n’avait pas voulu offrir quoi que ce soit au dieu du Sommeil en échange de son aide, mais cela ne signifiait pas que ce qu’il avait choisi était sans importance.
— Attends ! dit Hypnos en criant presque.
Hadès l’entendit se précipiter dans son sillage en glissant sur le sol rocailleux. Il courut devant Hadès, les bras tendus pour l’arrêter. Son expression avait changé. Elle était moins colérique, plus désespérée.
— Attends, s’il te pla?t. Je… je vais t’aider. Mais s’il te pla?t… laisse-moi voir Pasithée.
Hadès étudia le dieu et, au bout d’un long moment, il tendit la main, paume vers le ciel, révélant sa magie qui y tourbillonnait. Une fleur en cristal s’y forma et elle scintilla dans la lumière sombre et mate de la nuit.
— Tu m’as joué un tour ? demanda Hypnos.
Hadès prit la fleur par sa tige. Son c?ur luisait d’une lumière chaude, comme les rayons du soleil se déversant à l’aube sur un horizon ténébreux.
— Regarde dans la lumière, dit-il en levant la main.
Hypnos lui lan?a un regard suspicieux avant d’obéir et d’empoigner sa main, puis la tige de la fleur.
— Pasithée, chuchota-t-il avec ferveur.
Sa bouche tremblait et ses yeux brillaient.
— Tu pourras regarder dans cette fleur chaque fois que tu voudras la voir, dit Hadès en retirant sa main de celle d’Hypnos.
Il détourna le regard, car il avait l’impression d’empiéter sur un moment privé.
Au bout d’un moment, Hypnos prit une grande inspiration qui attira son attention, et quand Hadès le regarda dans les yeux, le dieu du Sommeil avait retrouvé son calme.
— Je vais rencontrer ta Perséphone, dit-il.
*
* *
Hadès emmena Hypnos à son palais, dans la chambre qu’il partageait avec Perséphone. Il ne savait pas si c’était nécessaire, mais il lui semblait logique de lui montrer l’endroit où elle rêvait.
Dans la pièce sombre, Hypnos parut étincelant dans ses robes blanches et dorées. Il fit quelques pas en regardant autour de lui.
— C’est comment pour toi, quand elle rêve ? demanda-t-il.
— Elle se débat à mes c?tés. C’est comme ?a que je sais qu’elle affronte à nouveau son agresseur, et quand je la touche…
Hadès marqua une pause, un go?t amer remplit sa bouche quand il se remémora les épines qui avaient déchiré sa peau.
— … elle ne sait pas que c’est moi, dit-il.
? Est-ce que tu per?ois la différence ? Entre mon toucher et le sien ? avait-il demandé.
— Quand je suis réveillée, oui. ?
Il déglutit. Il ne pensait pas oublier un jour cette nuit ni ses paroles.