— Je te veux, toi. Tu es la seule chose qui compte.
Il n’aimait pas sa fa?on de le regarder, comme si elle cherchait la véracité de ses propos dans ses yeux. Mais sans doute cette impression venait-elle de ses propres peurs.
Bon sang, il avait vraiment de gros soucis.
— Je t’aime, dit-il avant de l’embrasser, reculant rapidement avant de changer d’avis et de se recoucher avec elle.
*
* *
Les cris enjoués des enfants rappelaient à Hadès le Jardin d’Enfants des Enfers, même si la comparaison lui était douloureuse. Il était rarement endeuillé pour quiconque entrait aux Enfers, mais les enfants étaient une exception. Il ne s’y était jamais fait, et ce ne serait sans doute jamais le cas.
Il hésitait même à avancer dans ce parc, où des groupes d’enfants jouaient sur de grands jeux colorés, malgré le froid et la neige qui couvrait le sol, pendant que leurs parents participaient ou les observaient. Il n’était pas invisible et sa présence leur ferait sans doute peur.
Les mortels ne réalisaient pas toujours qu’il y avait une différence entre Thanatos et lui ; l’un était le dieu des Morts, l’autre le dieu de la Mort, et ils supposaient qu’Hadès venait faucher des ?mes. Il était venu voir une seule personne, et il ne comptait pas lui prendre son ?me.
En général, il ignorait sans problème le malaise qui accompagnait ses arrivées dans le monde des mortels, mais le fait d’être dans ce parc rendait la t?che plus difficile. Pourtant, il ne quitta pas des yeux Katerina, qui était vêtue d’un blouson marron avec un col en fourrure. Elle était l’une de ses employés, la directrice de la Fondation Cyprès.
Et elle était aussi Oracle.
— Elle a grandi, dit Hadès en arrivant à ses c?tés.
Katerina se tenait près des jeux, observant sa fille, Imari. Elle sursauta, puis éclata de rire.
— Oh, Hadès ! Tu m’as fait peur ! s’exclama-t-elle en lui donnant une tape légère sur l’épaule.
Un nuage blanc s’échappa de sa bouche.
Elle gloussa avant de regarder à nouveau sa fille.
— C’est vrai qu’elle est grande, n’est-ce pas ? répondit-elle en soupirant. Le temps passe tellement vite…
— ?a fait quoi ? Six ans ? demanda-t-il, même s’il connaissait la réponse.
— Ouais. Tu es doué pour ce genre de choses.
— Doué pour quoi ?
— Te rappeler. ? moins que ce soit un truc de dieu ?
— Que quoi soit un truc de dieu ?
— Est-ce qu’il te suffit de regarder quelqu’un pour conna?tre son ?ge ?
— Je suppose, dit-il. Même si je n’ai jamais vraiment eu à le faire.
La mort était la mort, quel que soit l’?ge.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda Katerina au bout d’un moment. C’est dimanche.
Hadès mit trop de temps à répondre et le sourire de son employée s’effa?a.
— J’ai besoin de ton aide, dit-il. Je ne te le demanderais pas si…
— Hadès !
Il tourna la tête alors qu’Imari sautait du haut des jeux, et il s’accroupit en ouvrant les bras car, à présent, elle courait vers lui.
Si les gens l’avaient regardé avant, ce n’était rien, comparé à maintenant.
— Viens jouer avec moi ! dit-elle en le tirant par la main.
— Imari, Lord Hadès est occupé, dit Katerina.
— Ce n’est rien, répondit-il.
La petite fille sourit jusqu’aux oreilles et elle tira Hadès vers les jeux. Il se sentait bien trop grand et maladroit, mais Imari était trop jeune pour le percevoir ainsi, trop jeune pour savoir pourquoi les autres le craignaient.
Il regarda Imari gravir des marches jusqu’à une plateforme, puis tendre les bras vers le ciel.
— Aide-moi à attraper les barreaux, Hadès !
— Et voilà, dit-il en lui prenant les jambes.
Katerina s’approcha.
— Qu’est-ce que tu n’oses pas me demander ? dit-elle.
Ils suivirent Imari qui avan?ait le long de l’échelle horizontale.
— J’ai besoin de ton don de prophétie, dit-il.
Katerina n’avait pas l’habitude d’employer ses talents d’Oracle en dehors du travail qu’elle faisait pour sa fondation. Il pouvait lui arriver de s’exprimer au sujet du potentiel succès ou échec d’un de ses projets, ou d’organiser des calendriers afin de maximiser leur réussite, mais il ne lui avait jamais demandé un tel service.
— Il y a… une créature qui s’appelle l’Ophiotauros, poursuivit Hadès à voix basse. Il y a longtemps, une prophétie a prédit la mort des dieux si l’on br?lait ses entrailles. J’ai besoin de savoir si la prophétie existe encore.
Katerina dévisagea Hadès un long moment, puis elle tourna la tête.
— L’Ophiotauros, murmura-t-elle avant de se taire.
Imari arrivait au bout de l’échelle.
— Attrape-moi, Hadès ! dit-elle avant de se l?cher.
Il l’empoigna par la taille et tourna sur lui-même en la serrant contre lui. Ses éclats de rire résonnèrent dans le parc et firent sourire le dieu des Morts. Il la reposa et elle courut à la balan?oire.
— Hadès, pousse-moi !
Katerina reprit la parole.
— Si une personne tue la créature et br?le ses entrailles, alors la victoire est assurée contre les dieux, dit-elle.
Un silence pesant suivit ses propos. C’était ce que craignait Hadès ; la prophétie restait vraie.
Imari se mit à se balancer et Hadès la poussa. Elle gloussait en allant de plus en plus haut, une mélodie joyeuse qui contrastait avec leur conversation lugubre.
— Que vas-tu faire ? demanda Katerina.
— Je vais essayer de le trouver avant les autres.
Les grincements de la balan?oire interrompaient le silence qui les séparait.
— Et si ce n’est pas le cas ? finit-elle par demander.
— Alors je suppose qu’on mourra tous, répondit-il.
*
* *
En disparaissant du parc, Hadès réalisa qu’il avait laissé Katerina avec une prédiction lugubre.
En vérité, il ne savait pas ce qui se passerait si quelqu’un trouvait l’Ophiotauros avant lui. Il n’était pas impossible que quelqu’un le tue de peur, sans réaliser la véritable importance de la créature ni le danger qu’il encourrait en la trouvant.
Si l’Ophiotauros mourait, les conséquences seraient moins graves que si son tueur mettait en ?uvre la prophétie décrite par Katerina. Quiconque le tuait devrait br?ler ses entrailles. La victoire serait alors assurée contre les dieux.
Les dieux.
Hadès savait qu’il ne servait à rien de chercher à comprendre qui serait une victime de la prophétie. Les Moires ne divulgueraient pas le futur qu’elles avaient tissé, et il était possible qu’elles ne l’aient fait que pour se divertir. Durant la Titanomachie, l’Ophiotauros avait provoqué une bataille sans nom car chaque camp avait essayé de trouver la créature qui mettrait fin à la guerre ; mais en fin de compte, cela n’avait servi à rien. Les Titans avaient réussi à la tuer, et les aigles de Zeus avaient dérobé ses entrailles, g?chant la prophétie.